Les 7 péchés capitaux du Bitcoin - (2) Les inégalités
Nous aborderons dans cette suite d’articles les grands points structurants et méconnus du bitcoin.
Alors, êtes-vous pour ou contre le bitcoin ?
Pour pouvoir se prononcer au-delà des débats idéologiques qu’ils soient à tendance crypto-anarchistes ou régulateurs zélés, et ayant été moi-même longtemps hésitant sur la posture à avoir, j’ai entrepris de creuser un certain nombre de caractéristiques sur le bitcoin qu’il faut absolument connaître pour pouvoir se prononcer objectivement.
Je partage donc avec vous ces quelques idées :
Sommaire des 7 articles
- Une gouvernance bien trop humaine
- Une répartition à faire pâlir Gini
- Une machine à blanchir les capitaux
- Une usine à CO2
- To scale or not to scale ?
- Les vautours de la spéculation
- Un risque légal systémique
Voici donc le second problème, celui d’une répartition qui porte en elle les germes d’une profonde inégalité….
Zoom sur le péché n°2 - Le bitcoin a dans ses racines une injustice fondamentale : sa répartition
Lorsque la blockchain du bitcoin est née, il n’y avait qu’un seul mineur et validateur de transactions : le mystérieux fondateur Satoshi Nakamoto. Il a donc validé lui-même le premier bloc et vraisemblablement une grande partie des suivants contenants des transactions entre ses nombreux portefeuilles et quelques curieux comme Hal Finney. S’octroyant au passage 50 bitcoins par bloc (toutes les 15 minutes à peu près) du 3 janvier 2009 jusqu’à la date de sa supposée “mise en disponibilité” du projet en décembre 2010.
A vrai dire, personne ne peut vraiment savoir qui exactement a miné ces blocs originels. Une étude intéressante sur les traces laissées par l’algorithme de minage du bitcoin suggère qu’un PC unique, a priori le PC de Satoshi aurait miné la majorité des 32688 premiers blocs (pour un total de plus d’un million de bitcoins récupérés). S’il n’était pas le seul, comme suggéré par des commentaires à cette étude en 2013 dans un forum spécialisé, il est à parier que seule une petite population a pu profiter de cette manne sans en réaliser l’impact 10 ans plus tard.
Satoshi et le premier cercle d’initiés au bitcoin qui l’a rejoint ont été les pionniers de ce nouveau monde et ont donc pu produire du bitcoin (en tant que miners) sur des ordinateurs standards sans les coûts d’infrastructure et d’électricité d’aujourd’hui. Ces portefeuilles primitifs de Nakamoto totalisent quasiment 8% de la masse monétaire qui sera à jamais disponible. On peut les voir comme la récompense naturellement octroyée aux fondateurs de toute start-up qui marche bien, récompense somme toute assez modeste à l’époque car le bitcoin ne dépassait pas 1 dollar l’unité sur les premières places de marché à le proposer.
Mais si on établit un parallèle avec le dollar, les 8% correspondraient à 3200 milliards de dollars (partant de l’hypothèse qu’il existe 40 trillions de dollars (M2) émis par la Federal Reserve). Pour comparaison, la fortune (théorique) d’Elon Musk est estimée à plus de 260 milliards de dollars à décembre 2021 et cela soulève déjà beaucoup de débats.
Peut-on accepter qu’un petit groupe de personnes pèse 8% de la richesse totale dans une monnaie censée nous libérer du joug des banques centrales ? Est-ce moral de concentrer toute cette richesse quels que soient le génie du créateur et le flair des early adopters ? Peut-on avoir confiance dans une monnaie qui reproduit dans son coeur les tares de nos sociétés déjà trop inégalitaires ?
Quid de la répartition du bitcoin par adresse ?
Lorsqu’on analyse la répartition actuelle du bitcoin par adresse, on ne constate aucune concentration anormale puisque le top 5 de richesse en bitcoin est occupé par des entreprises qui fournissent des services de stockage et d’échange de crypto-monnaies. Les adresses correspondantes représentent le total de leurs clients qui ont confiance dans ces plateformes.
bitinfocharts.com/top-100-richest-bitcoin-addresses.html
Mais le diable se cache peut-être dans les détails car l’analyse des blocs de la première année montre que de nombreuses adresses ont été utilisées pour miner les premiers bitcoins, probablement des dizaines de milliers (étude NBER page 31). Cela dans les buts possibles de ne pas susciter d’inquiétude sur la concentration, faire croire à une adoption massive ou encore pouvoir agir en toute anonymat dans le futur s’il fallait utiliser ces bitcoins ce qui est une pratique répandue et logique étant donné la traçabilité des bitcoins.
L’étude NBER précédente résume la situation de la concentration de la détention du bitcoin par cette phrase qui en dit long sur le mirage de la décentralisation :
Our results suggest that despite the significant attention that Bitcoin has received over the last few years, the Bitcoin eco-system is still dominated by large and concentrated players, be it large miners, Bitcoin holders or exchanges.
Qu’aurait-il fallu faire pour éviter une concentration initiale aussi forte ?
La courbe de production du bitcoin décrit le rythme utilisé par le protocole de celui-ci pour récompenser les miners. Le principe est d’aboutir in fine à une quantité totale de 21 millions de bitcoins en divisant régulièrement (tous les 4 ans) par 2 le nombre de bitcoins créés pour chaque bloc. Voici un aperçu de cette courbe qui montre un quasi-plafonnement du total de bitcoins produits vers 2030.
https://www.blockchain.com/charts/total-bitcoins
Lors du retrait de Satoshi du projet Bitcoin fin 2010, moins de 2 ans après le lancement de la blockchain, on peut déjà constater que déjà 22% des bitcoins totaux étaient déjà octroyés.
Le bitcoin aurait peut-être dû envisager une courbe de mining plus douce au début afin de moins rémunérer les early adopter ? Ou peut-être aurait-il fallu ne pas plafonner la quantité totale de bitcoin afin de permettre de diluer petit à petit la richesse des premiers arrivants ? Ce mécanisme inflationniste dans les monnaies traditionnelles permet en général d’effacer les inégalités lorsque l’argent frais est réinjecté correctement dans l’économie et sert ainsi une majorité.
Quels risques peuvent découler d’une concentration aussi forte ?
Et si une personne de ce groupe d’early adopters décidait d’utiliser ses bitcoins en les vendant sur le marché, il pourrait totalement manipuler le cours en le faisant chuter et détruire d’un coup de baguette magique les bas de laine des petits épargnants en bitcoin.
Ce dernier argument est souvent rejeté par la communauté en partant du principe que les très gros porteurs originels ont vraisemblablement perdu l’accès à leurs clés privées ce qui rend ces bitcoins perdus à jamais. Le bitcoin a pris de l’importance avec l’envolée des cours et il est donc probable que les premiers porteurs n’aient pas gardé les clés privées de ces premiers bitcoins. De plus, on estime que Satoshi ou les premiers miners auraient utilisé des dizaines de milliers d’adresses différentes au début. Il est donc là encore peu probable que les dizaines de milliers de clés privées correspondantes aient été jalousement gardées et sécurisées dans un contexte où le bitcoin ne valait pas plus de $1.
En réalité, à moins de transférer les bitcoins vers une adresse poubelle, on ne peut jamais vraiment savoir si un bitcoin est retiré de la masse monétaire globale ou pas. Peut-on dans ce cas accepter que le bitcoin devienne une monnaie mondiale reconnue par tous alors que cette incertitude fondamentale va persister. Sachant qu’il suffirait de reproduire le bitcoin et d’utiliser une version vierge de ces défauts de jeunesse.
À vrai dire, il est aussi possible que les early/gros porteurs ne veulent pas toucher leurs portefeuilles car :
- Cela prouverait que ces bitcoins ne sont pas perdus et donc enverrait un signal négatif au marché (comme quoi ces bitcoins peuvent se retrouver en vente à tout moment)
- Attendent le bon moment pour vendre leurs bitcoins, le bon moment étant par exemple lorsque ce dernier aura atteint le seuil psychologique des $100.000 (mais il sera difficile de le faire en gardant un anonymat total)
Dans tous les cas, une monnaie qui porte une épée de Damoclès aussi forte ne peut pas avoir d’avenir à long terme. Une concentration trop forte aux mains de personnes surtout non identifiées dont on ne connaît pas les intentions semble un bad smell pour investir ses économies.
Mais au-delà de Satoshi Nakamoto et des premiers acolytes, lorsqu’on analyse la répartition des bitcoins, on constate que 1000 individus détiennent 14% des réserves et 10000 individus 23% des réserves (à fin 2020, selon toujours la même étude NBER (page 8) qui distingue les “individus” des plateformes et intermédiaires à qui des particuliers déléguent la gestion de leur cryptomonnaie).
The individual holdings are still highly concentrated: the top 1000 investors control about 3 million BTC and the top 10,000 investors own around 5 million bitcoins
Cette concentration actuelle s’ajoute à la situation des early adopters qui ont brouillé les pistes en multipliant les adresses.
Que faut-il en retenir ?
La crypto-monnaie est censée libérer le petit peuple du joug des banques centrales mais à quel prix ? Celui de le livrer à une caste d’early adopters qui se fait discrète jusqu’au jour où ils pourront avoir un pouvoir démesuré sur la vie des gens ?
Ma conclusion personnelle
Le bitcoin est avant tout vendu comme une promesse de gagner en liberté et de s’abstraire des banques centrales qui peuvent en quelques instants réduire mon pouvoir d’achat, ou pire m’empêcher de faire ce que je veux de mon argent. Oui, le bitcoin tient ces promesses mais à quel prix ? Celui de reproduire là encore une inégalité fondamentale entre les early adopters et les late enthusiasts. À long terme, cela semble un pari risqué dans un contexte où l’anonymat des grands holders (dites baleines) ne permet pas de tracer une trajectoire de prix garantie.
Il existe aujourd’hui des dizaines de copies ou dérivés (fork) du bitcoin. Pourquoi faudrait-il investir dans le bitcoin originel et jouer à un jeu où les dés sont déjà pipés ? À travers cette analyse, j’aurais plutôt tendance à dire que la surmédiatisation de la volatilité (surtout les augmentations du prix) est une façon d’alimenter un mirage de gains faciles où les grands porteurs de bitcoin jouent des écarts de prix pour faire du pump and dump, ce qui continue d’augmenter la concentration de leurs richesses.
Sources
Quelques sources supplémentaires en plus de celles cachées dans l’article :
- Les baleines du bitcoin
- Rétrospective sur le bitcoin
- Elements de compréhension sur la quantité de dollar en circulation
Note
Cet article a uniquement pour but d’éclairer sur des aspects méconnus du bitcoin. Bien entendu, mes conclusions personnelles n’engagent que moi. Ne les prenez pas comme un conseil d’investissement :)