Crypto régulation au Maroc : pertinent ? nécessaire ?
Cet article est tiré de mon intervention sur Luxe Radio le mardi 17 décembre à 14h. J’ai été invité à donner mon avis sur les perspectives de régulation de la crypto-monnaie marocaine. Je profite donc de l’occasion pour partager mes réflexions écrites et structurées sur le sujet.
Les pouvoirs publics marocains annoncent depuis plusieurs années l’arrivée d’une régulation des cryptomonnaies de manière formelle et informelle, et ce parallèlement à des travaux préparant l’arrivée possible d’une CBDC, crypto-monnaie souveraine marocaine pour compléter le dirham fiduciaire et électronique actuel. Cette régulation viendrait placer notre pays sur l’échiquier des pays régulant les crypto-monnaies et ouvrirait potentiellement la voie à notre intégration socio-économique dans le monde des crypto-monnaies.
Mais que peut-on réguler au juste ? Dans un contexte de contrôle des flux de change (dotations e-commerce et touristique pour les particuliers, autres dotations pour les entreprises), est-il pertinent de réguler un actif qui est limité par ailleurs ? Y a-t-il vraiment un problème légal à réguler ? Et quels sont les bénéfices attendus de cette régulation ? Plongeons dans le sujet.
Que sait-on de la régulation marocaine des crypto-monnaies ?
Les informations publiques à ce sujet sont assez limitées et il est probable que nous n’en sachions que peu de choses jusqu’au projet de loi. Mais notons tout de même les éléments suivants :
- Il y aura une régulation des plateformes de crypto-monnaies avec système d’agrément et de licences dans une optique claire de protection du consommateur et de lutte anti-blanchiment d’argent (Le Matin Juillet 2022 et Medias24 Juillet 2022)
- La régulation des crypto-monnaies (le terme crypto-actif est préféré d’après le régulateur) suivra les recommandations du G20. Protéger les investisseurs et garantir la sécurité du système financier sont les deux priorités de la nouvelle loi. Décembre 2023, Le360
- La banque mondiale et le FMI ont participé à la construction de cette régulation, côté marocain, on note aussi la participation de l’ACAPS et de l’AMMC Janvier 2023, Mariblock, Mai 2023, Boursenews
- Le draft de la loi sur les crypto-actifs est finalisé et est présenté aux acteurs du secteur pour la phase d’adoption. Concernant la CBDC, il est précisé que l’un de ses objectifs principaux est l’inclusion financière entre autres politiques publiques. Novembre 2024, Reuters
Nous retenons donc de ces quelques articles faméliques que la régulation s’appliquera sur les plateformes de crypto-monnaies qui sont la porte d’entrée du consommateur dans le monde crypto.
Ce que la régulation ne couvrira a priori pas
Réguler les plateformes est crucial pour viser les deux objectifs cités par le Wali, à savoir protection des citoyens et enjeux LCBFT (Lutte contre le blanchiment des capitaux et financement du terrorisme).
Toutefois, il faut noter que l’insertion du monde de la blockchain dans l’économie, la société civile et l’écosystème juridique nécessite une couverture réglementaire plus large.
- Quel statut donner aux crypto-monnaies issues de protocoles (Ether et Bitcoin) versus quel statut donner aux crypto-monnaies programmées (typiquement les tokens ERC20) ?
- Faut-il considérer le bitcoin comme une matière première ?
- L’algorithme de stabilité du token (stablecoin réglé vs stablecoin algorithmique) doit-il être audité ? Par quelle instance et selon quel mode de gouvernance ?
- Quelle fiscalité faut-il imposer aux divers crypto-actifs ?
- L’émission de crypto-actifs marocains doit-elle être encadrée ? Par quel mécanisme et quelle institution ?
- Quel statut juridique donner à la blockchain en général ? Ses propriétés uniques peuvent-elle être reconnues par le législateur ? Fait-elle office de registre authentifié opposable au tribunal ? Quelle est la valeur juridique des smart contracts ? Rentrent-ils dans le droit des contrats ou doivent-ils être accompagnés d’une contractualisation parallèle ?
Toutes ces questions sont plus ou moins déjà traitées dans les réglementations mondiales et viennent adresser des enjeux de marchés matures, producteurs d’innovation crypto et non pas consommateurs comme le nôtre. Il est donc logique qu’un premier pas réglementaire raisonné et progressif ouvre le bal avec les plateformes de crypto-monnaies.
Que contiendra la régulation des plateformes de crypto-monnaies ?
Si on prend les comparables européens et américains, modulo toute adaptation au contexte local (consommateur moins averti et réglementation des changes) voici à quoi nous devrions nous attendre :
- Un agrément sera obligatoire pour toute plateforme qui souhaite acheter ou vendre un crypto-actif (article 33 du MiCa). Cet agrément permettra de proposer une offre nationale à tous ceux qui veulent investir en dirham dans les précieux sésames, clés pour ouvrir le monde des blockchains (spéculation, arbitrages, finance et assurance décentralisée “DeFi”).
- La détention de crypto-monnaie sera enregistrée et déclarée aux services compétents (notamment fiscaux) (articles 54 et 85 du MiCa). Finis le complément de salaire qui arrive en USDC ou l’encaissement d’une transaction de bitcoin d’origine douteuse contre commission. La plateforme est l’interface légale entre le monde de la blockchain et celui du monde réel (la CIN et le dirham) et toute transaction qui franchit cette barrière doit être identifiée, justifiée et potentiellement validée (selon seuils et processus d’alertes car je sais bien que ces trois mots hérissent les poils des anarchistes idéalistes mais nous vivons dans une société civilisée qui est ce qu’elle est, et les lois existent pour être changées)
- La réglementation des changes continuera de s’appliquer, cela me semble aller de soi, car le contraire ouvrirait une brèche béante pour la fuite des capitaux (capitaux beaucoup plus liquides car une fois digitalisés sous forme crypto, ils n’ont plus aucune barrière technique ou réglementaire). Il y aura donc des plafonds par citoyen dont il faudra tenir compte et qui seront surveillés car les grandes crypto-monnaies étant très demandées, elles créeront un appel d’air à tous ceux qui n’utilisent pas leur dotation pour la revendre à ceux qui en veulent plus (ce qui est déjà possible aujourd’hui avec la dotation e-com mais difficile et soumis à des frais importants). Nous pourrions voire apparaître une dotation crypto ou voire grandir la dotation e-commerce pour absorber ce nouvel usage.
- Les plateformes de crypto-monnaies seront soumises à des conditions drastiques en termes d’exigence de fonds propre et de sécurisation des assets des fonds stockés sur wallet custodial (article 63 du MiCa) (la plateforme stocke votre crypto-monnaie dans ses serveurs). Contrairement à la banque traditionnelle dont l’argent électronique est protégé par les lois et l’argent physique par le maillage policier et les frontières, la crypto-monnaie dispose de la fluidité du digital et la matérialité du physique : une fois perdue, elle disparaîtra dans les méandres des mixeurs de blanchiment d’argent pour n’apparaître que sous des fractions infimes légèrement teintées dans des wallets à l’autre bout du monde.
- Bien que ce sujet soit encore tabou dans le monde, il est possible que le régulateur exige des custodial wallets pour tous les détenteurs de crypto-monnaie légale, ce qui renforce le rôle des plateformes non pas uniquement en tant que porte entre les deux mondes mais également de garant de la crypto-monnaie comme le serait une banque (ou coinbase, binance etc.). Cette mesure reste néanmoins difficile à appliquer en pratique et pourrait être vue comme une atteinte à la liberté individuelle de disposer de ses ressources tel qu’on le souhaite (l’analogie serait d’interdire de retirer le cash du système financier).
Quelles limites à cette régulation ?
Le consommateur moyen est-il vraiment protégé des requins ?
La crypto-monnaie n’est qu’une porte d’entrée dans un océan mondial complexe dans lequel le code fait office de contrat. Il sera difficile d’offrir de la protection pour les utilisateurs non avertis des usages complexes de la crypto-monnaie. Que ce soit l’investissement dans un memecoin (dont les cycles All-Time-High peuvent être extrêmement courts -de l’ordre de quelques heures parfois-) ou l’utilisation de produits de finance décentralisée complexes (flash loans par exemple), les risques sont importants et il est difficile de tirer son épingle du jeu sans une incroyable expertise dans le secteur (le marché étant gigantesque et totalement digitalisé, il faut battre des acteurs professionnels mondiaux mieux préparés et équipés).
Que va vraiment faire le consommateur moyen avec de la crypto-monnaie ?
Dieu merci, nous avons une monnaie stable, (modulo les vagues basses fréquences de l’économie mondiale). A part spéculer ou s’amuser avec des NFT, que va faire l’usager lambda des crypto-monnaies ? Certes, le sujet de la vitesse et le cherté des transferts transfrontaliers des MRE se pose mais il doit se faire de toute manière dans le cadre du contrôle des changes. Les usages de la blockchain qui ne concurrencent pas les états (ie se hedger contre l’inflation des pays dont les économies sont défaillantes) sont probablement à chercher au niveau des entreprises et start-ups. S’intégrer dans des chaînes de paiement mondiales et utiliser des smart contracts comme ceux de la finance décentralisée sont pour moi deux grandes réussites de la blockchain : la confiance distribuée. Mais à l’échelle du citoyen, nous avons déjà nos 3 piliers sociétaux que sont la famille, la banque et le moqaddem. Il est donc à espérer que la régulation se concentre sur les process et institutions qui ouvriront la crypto aux personnes morales avec des business cases sérieux.
Est-il vraiment possible de contrôler les flux de crypto-monnaie ?
Une fois que les vannes de la crypto-monnaie sont ouvertes sur des wallets non custodial (la clé de la crypto-monnaie est physiquement sur votre device, protégée par un mot de passe et ne peut vous être confisquée que par une contrainte physique forte - comprendre la torture), comment contrôler les flux qui circuleront entre les personnes ? Quand on sait que les wallets mobiles déjà liées à des numéros de téléphone (qui identifient un peu le porteur) n’ont été déployés qu’avec une précaution extrême en terme de seuils et de process de KYC, comment imaginer laisser des quantités importantes de valeur sa ballader dans l’économie sans contrôle ni garde-fou ? Dans notre contexte marocain, il est difficile d’imaginer institutionnaliser une telle prise de risque (bien que les crypto-monnaies circulent déjà officieusement entre wallets). La solution “idéale” mais Orwelienne serait d’imposer la custodial wallet et de demander à justifier tout flux sortant, mais nous serions alors loin des idéaux de notre ami Satoshi…
La blockchain est déjà autorisée …
Réguler la crypto-monnaie, c’est déjà admettre qu’on veuille intégrer notre économie dans les grandes blockchains mondiales, ce qui a du sens si on veut :
- Profiter techniquement de l’infrastructure mondiale (comme l’est le cloud des hyperscalers)
- Profiter de la robustesse en termes de confiance des blockchains mondiales (sécurisées par le pot commun de puissance de calcul)
- Manipuler des actifs qui ont de la valeur à l’étranger notamment les stablecoins dont les cas d’usages ne disruptent que partiellement la finance traditionnelle (ce que je vois ici comme un avantage)
Ces trois points sont autant de raisons valables d’autoriser l’importation du fuel de ces blockchains (la crypto-monnaie) dans notre économie. Mais n’oublions pas que la blockchain en tant que technologie est totalement autorisée. Lancer une crypto-monnaie marocaine est possible (sous réserve de discussion avec les régulateurs bancaire et financier) et utiliser un smart contract dans un cadre local ou international n’a jamais été interdit. Réguler la crypto-monnaie n’aura donc pas un effet profondément transformant sur le secteur blockchain et ne bouleversera pas notre économie à mon sens (car ce qui aurait pu être fait aurait déjà dû l’être).
Les changes, cette éternelle limitation !
La réglementation des changes est par définition une hard limit sur tout ce que peut faire le citoyen et l’entreprise de la crypto-monnaie mondiale. Gardons en tête qu’il n’y aura pas d’ouverture de vannes sauf autorisation spéciale (et on espère que ce type d’investissement sera prévu par le régulateur en collaboration avec l’Office des Changes, de la même manière que quand il s’agit d’investissements marocains à l’étrangers).
Conclusion
Une réglementation est toujours bienvenue lorsqu’elle vient combler un vide juridique et couvrir des pratiques non encadrées. Dans un contexte légal clair, les autorités pourront mieux communiquer et mettre de l’ordre dans les usages spéculatifs voire de blanchiment qui existent. Et ce, de manière à faire émerger les usages vertueux, respectueux des réglementations notamment fiscales, et bénéfiques pour notre société. Pour moi, le mieux qu’on puisse espérer, c’est une meilleure sensibilisation des jeunes que les plateformes ciblent, mais également l’émergence d’usages corporates et start-ups des blockchains mondiales avec peut-être, on peut rêver, des champions nationaux dans ce secteur prometteur.
A suivre donc !