Ce court article est un développement des discussions dans le cadre d’une table ronde sur la transformation du management par la Data et l’IA à laquelle j’ai participé le 10 novembre 2022 pour l’inauguration du dôme de AI Movement à l’UM6P.

Mon intervention s’est focalisée sur les 5 axes suivants qui me semblent prospectifs mais pertinents et réalistes à moyen terme.

1- La genèse des managers augmentés - Plus d’intuition

L’humain augmenté est une des promesses fondamentales de l’intelligence artificielle (générale) dans sa version inoffensive. L’idée d’avoir un deuxième cerveau, ou un septième sens, contribue à nous augmenter de nouvelles et meilleures fonctionnalités en complément de notre capacité à accéder à toujours plus d’information grâce à internet et aux réseaux sociaux notamment. Le collaborateur augmenté n’est qu’une transposition de cette vision au monde de l’entreprise. Ce super employé/manager voit sa capacité de travail décuplée, ses décisions améliorées et sa prise de risque réduite dans ses activités courantes. Dans une vision dystopique, on peut retrouver l’assistant virtuel intelligent Her ou l’épisode Be Right Back de Black Mirror.

Le collaborateur est augmenté à travers :

Des postes de travail riches et synthétiques lui permettant d’avoir le concentré d’information dont il a besoin au quotidien pour ses activités dès sa prise de fonction le matin (pilotage chirurgical d’activités)
Des prédictions sur des séries temporelles correspondant à ses activités ou des prédictions sur des clients ou groupes de clients
Des suggestions de décision à prendre compte tenu d’un contexte et d’un historique passé de décisions

Prenons des exemples concrets :

Pour un chargé de clientèle en banque, il peut s’agir d’une liste priorisée de clients qui risquent de fermer leur compte, basée sur leur comportement
Pour un auditeur, la liste des risques opérationnels imminents triée par niveau et source de risque, basé sur des données RH
Pour un manager, une synthèse des employés en décrochage professionnel, basée sur le graphe d’échanges par mail
Pour un financier, toutes sortes de trends sur l’activité de l’entreprise afin d’anticiper d’éventuels problèmes
Pour un responsable clientèle, la meilleure tournure de phrase à employer pour répondre à une réclamation client, basée sur l’activité publique des clients sur les réseaux sociaux
Pour un informaticien, les erreurs dans le code avant même de lancer celui-ci, ces hints étant basées sur un historique de bugs et de bonnes pratiques
Pour un datascientist, le meilleur algorithme de machine learning et son paramétrage à utiliser d’après une base de données de cas d’usages similaires
Pour un dirigeant, des suggestions de décision à prendre, le contexte et les hypothèses utilisées par l’IA pour chaque décision

Le collaborateur augmenté va chercher à sortir de l’intuition et va nourrir son quotidien professionnel d’insight, soit d’information concentrée. Historiquement, il passe par les statistiques descriptives au scoring et trends prédictifs et aboutit enfin à l’advisory boostée par l’intelligence artificielle. Il peut ainsi améliorer ses performances et celles de son entreprise. Il juge mieux les situations complexes notamment dans des situations de manque d’information et arbitre entre les avis. Il voit la convergence des opinions facilitée et l’atteinte du consensus accélérée.

Illustrations

Les algorithmes de réseaux neuronaux sur le langage naturel tels que GPT ou PaLM déploient des premières bribes plutôt convaincantes de raisonnement associées à des connaissances encyclopédiques facilement accessibles et digestes pour l’utilisateur car synthétisées. Ces modèles ainsi que les chatbots sous-jacents rapprochent l’humain et la machine à travers le langage. Ils sont appelés à jouer un rôle important dans l’aide à la prise de décision à titre d’exemple. Pour les informaticiens, Github Copilot permet déjà d’avoir un assistant technique qui conseille et facilite l’écriture de code. Plus généralement, tout le domaine du machine learning concourt à synthétiser l’information pour l’offrir aux usagers qui voient leur travail simplifié.

2- L’IA est-elle un collègue comme les autres ? - Plus de méfiance

L’intelligence artificielle va prendre de plus en plus de place dans le quotidien du manager. Pour certaines décisions, l’IA concurrence déjà le flair et la capacité à suivre les process qui furent traditionnellement de l’apanage des humains uniquement. Ainsi, l’IA devient une nouvelle forme de collaborateur qu’il faut manager et pas seulement développer et oublier. Lorsqu’une IA prend une décision, elle doit subir au même titre que les collaborateurs humains les mêmes “processus RH” :

Faire passer des entretiens à l’IA pour mieux la comprendre, sonder sur quoi elle se base pour prendre ses décisions et comment elle s’améliore de jour en jour. Ce qui était du ressort du datascientist (qui code l’IA) devient de la responsabilité de son manager
Évaluer l’IA en lui faisant passer des tests métiers voire psychotechniques si elle est en contact avec les clients. Cette évaluation peut prendre la forme de tests d’intégration à fournir aux datascientists mais elle peut être un entretien oral avec l’IA lorsqu’elle est sous forme de chatbot
Potentiellement renvoyer l’IA (ce qui revient à la décommissionner) pour mauvaise décision, erreur de jugement, faute grave ou même comportement inapproprié vis-à-vis d’un autre collaborateur

Difficile de voir comment éviter que la méfiance s’installe dans un monde où humains et IA collaborent. Ces dernières n’ont pas aujourd’hui toutes les briques de logique (pour ne pas dire aucune mais le débat peut devenir rapidement philosophique) et peuvent faire preuve de manque de discernement devant des situations humaines complexes mais elles s’améliorent régulièrement et disposent d’un savoir encyclopédique. Il restera à voir le coût d’une IA par rapport à un salarié humain.

Peut-être même faudra-t-il protéger certaines typologies de poste comme les rôles stratégiques ou les rôles front desk client ? Mais si c’est le cas, sauf régulation mondiale, comment éviter que cela ne se traduise par un manque de compétitivité des entreprises et marchés qui auraient pris ce genre de décision ?

Dans tous les cas, la question de la gouvernance fonctionnelle de l’intelligence artificielle sera au cœur des discussions stratégiques de demain.

La généralisation du télétravail pendant la période covid-19 a montré la difficulté à garder des liens sociaux personnels et professionnels dans une situation de distanciation sociale quasi permanente. Au-delà des aspects logistiques, tous les managers se sont posé les questions suivantes :

Comment accompagner/coacher/contrôler le travail de mes équipes ?
Quel impact sur la productivité ?
Quel impact psychologique sur le bien-être au travail (à la maison), sur la motivation et le mood global de l’équipe ?
Quelles conséquences sur le décrochage professionnel et in fine le turn-over de mes équipes, de l’organisation ?

Perdre de vue nos collaborateurs, amis et confidents n’est pas seulement une brisure du rythme de travail mais parfois une perte de sens pour ceux qui accordent de l’importance aux petits moments informels sur le lieu du travail. Sans ces interstices, le travail peut paraître fade et ennuyant. Il est donc urgent de réinventer le lien social grâce, vous l’avez deviné, aux algorithmes d’intelligence artificielle. L’idée ici est de créer un medium intelligent entre les collaborateurs qui perdent leur proximité physique.

Concrètement, cela peut se traduire par :

Remplacer le bureau physique par un métaverse dans lequel on retrouve les notions de eye contact, de “proximité physique”, de déplacement et de bureau
Remplacer les applications de communication instantanées (Teams, Whatsapp, Slack, etc) par la voix et la vidéo (voire le toucher) sur ce métaverse afin d’émuler les sensations du monde réel

Ces deux briques ne sont que la partie la plus simple de ce nouveau lien social. Le métaverse étant digital, il permet une infinité d’interactions, un déplacement instantané et une très grande diversité de nouvelles sensations. Ceci démontre qu’il faut absolument maintenir une cohérence globale de cet environnement : c’est là que l’intelligence artificielle intervient.

L’IA va permettre de :

Suggérer de nouveaux liens sociaux, filtrer ceux qui sont “improductifs” ou jugés désagréables
Agir proactivement sur notre environnement (social, visuel, sonore) en fonction du mood du jour
Faciliter le travail collaboratif en étant par exemple une personne supplémentaire dans les réunions virtuelles avec ses propres interactions
Devenir un compagnon/assistant virtuel toujours disponible et à l’écoute pour nous servir dans les moments de repli sur soi

Le métaverse professionnel en tant qu’évolution naturelle des réseaux sociaux d’entreprise, une fois muselé par la puissance et la pertinence de l’intelligence artificielle, permettra de faire du télétravail un métatravail, c’est-à-dire de travailler non pas à distance mais dans une dimension différente. Cette disruption arrivant rapidement et ses effets sur les hommes et femmes n’étant que peu connus et étudiés, il appartiendra à l’intelligence artificielle et à ses développeurs responsables de maîtriser ce nouvel outil.

4- Le manager au bureau tandis que l’IA aux fourneaux - Plus de productivité

Lorsqu’on voit qu’un manager passe plus de 54% de son temps dans de la paperasse administrative (étude Harvard Business Review 2021), on se dit nécessairement qu’il y a des marges de productivité à gagner. Seuls 9% des managers se déclaraient satisfaits ou très satisfaits de leur allocation de temps professionnel (étude de McKinsey 2013). La robotisation et l’automatisation des tâches deviennent ainsi nécessaires et il faut dire que ce mouvement a été amorcé dans le secteur des services avec le RPA (Robotic Process Automation). Mais la complexité des systèmes et le niveau d’intrication entre eux rend coûteuse la conception de tels robots qui deviennent également difficiles à maintenir.

Grâce à sa flexibilité et sa modularité, l’intelligence artificielle peut ici jouer un rôle crucial : celui d’interconnecter de manière seamless des systèmes comme l’être humain le fait avec ses yeux, son clavier, sa souris et son bon sens. C’est l’évolution ultime du RPA, le robot dont il ne faut ni coder les zones de textes à détecter pour reconnaissance de caractères, ni développer les workflows ni même le brancher manuellement à chaque système. L’IA RPA travaille, à la manière du framework de test web Selenium, directement sur les pixels de l’écran et a accès aux boutons natifs du poste de travail d’un collaborateur sans limitation ni soucis de compatibilité.

La startup DeepMind avait déjà sorti une première version d’intelligence artificielle en 2013 qui agit directement depuis les high sensory inputs comme l’image. La capacité à interpréter les formes, les couleurs et la sémantique sous-jacente avait été un beau milestone utilisé pour des IA qui jouent aux jeux vidéo (Atari). À présent, les capacités “logiques” des nouvelles IA génératives permettront de combler l’écart qui restait pour avoir peut-être un vrai robot consigne-to-automation.

5- Penser autrement avec une IA inspiration - Plus de créativité

Enfin, l’IA quand elle n’est pas notre fossoyeur professionnel, notre secrétaire administratif ou notre meilleur ami artificiel, peut devenir une muse dont les capacités d’inspiration sont illimitées. J’utilise régulièrement chatGPT comme source d’idées pour agrandir mes boucles de réflexion interne.

Dans un contexte plus artistique, nous avons vu fleurir les IA génératives telles que Midjourney

Midjourney 1 Midjourney 2

Ou Stable diffusion avec les yeux caractéristiques des IA génératives

Stable diffusion 1

Il suffit de suggérer à l’IA une commande (un prompt) pour avoir une photo qui peut servir d’inspiration ou de base de travail à un designer. Voici quelques exemples de prompt

a photo of 8k ultra realistic archangel with 6 wings, full body, intricate purple and blue neon armor, ornate, cinematic lighting, trending on artstation, 4k, hyperrealistic, focused, high details kneeling cat knight, portrait, finely detailed armor, intricate design, silver, silk, cinematic lighting

Plus généralement, l’IA peut servir de chambre d’écho artistique : vous lui donnez vos idées et elle vous les renvoie sous des formes différentes avec des suggestions ou des modifications. Le travail créatif peut être grandement accéléré ainsi.

ChatGPT 1

Pour un manager, il peut s’agir de partager ses craintes et ambitions, de demander conseil ou des best practices. L’IA peut aider à brainstormer autour d’un problème opérationnel ou humain. Difficile de se projeter en avance sur tous les usages qui seront faits grâce à une intelligence compréhensible à disposition. Sur un niveau personnel, je rêve déjà d’avoir chatGPT dans des lunettes connectées pour analyser le monde avec moi et discuter mes élucubrations épisodiques. Le manager aura avec lui un coach/mentor pour l’accompagner dans toute l’étendue de son travail (activités, relationnel, stratégique, carrière) et c’est donc une vraie révolution sociétale qui s’amorce.

Conclusion

Les entreprises qui construisent ces IA sont en train de bâtir devant nos yeux ébahis les mégamonopoles de demain. Elles auront le contrôle sur nos esprits, nos façons de penser, nos réflexes et notre quotidien infiniment plus que les réseaux sociaux n’ont eu d’impact sur nos générations. L’IA de demain est potentiellement un espion qui vous accompagne du bureau à la suite parentale mais aussi un ami pour vous soutenir dans tous les moments de la vie. Comme toutes les grandes disruptions, il est difficile de dire quel sera le bilan net sociétal.

Pour nous marocains, que pouvons-nous faire face aux mastodontes américains et chinois qui avancent à pas de géants dans le sens de cette histoire ? Rester vigilants sans se refermer, appréhender la technologie pour la comprendre et la réinjecter dans notre société de manière souveraine et surtout nous former sans relâche sur les plans technique et éthique pour ne pas se faire surprendre par ce qui arrive à vitesse grand V.